REFLECTION SUR LA FINANCE RESPONSABLE
15.01.2023
L’année 2022 a été riche en émotions en matière de RSE/ESG. Affaire de maltraitance des personnes âgées dans les maisons de retraite d’une société cotée dont les actions étaient détenues dans des fonds «responsables», révolte au printemps des étudiants d’AgroParisTech à Polytechnique appelant leurs congénères à “bifurquer” en refusant les métiers dits “destructeurs” et multiplication des actions de désobéissance civile conduisant à asperger des tableaux de maître avec de la soupe à la tomate et à bloquer les assemblées générales des entreprises dites pollueuses du CAC40: les sensibilités de la démarche d’investissement ont été mises à l’épreuve.
De plus, l’enquête choc du quotidien Le Monde publiée en fin d’année dernière ou le documentaire scandale sur ARTE «La finance lave plus vert» sont venus alerter sur le manque de crédibilité des promesses de la plupart des grandes banques concernant leurs engagements climatiques. De son côté la Commission européenne, inébranlable, poursuit son chemin et se félicite début novembre d’un grand vote, celui d’une véritable pierre angulaire pour le Pacte vert européen: la directive sur la communication des données de durabilité (Corporate Sustainability Reporting Directive, CSRD).
Nombre de gens s’interrogent pour savoir si une démarche est plus efficace que l’autre. Si finalement, aucune d’elles ne fonctionne et s’il ne faut pas plutôt chercher une nouvelle alternative. On se demande aussi pourquoi tant d’actions climatiques voient le jour sans pour autant donner lieu à des changements notables et à des résultats concrets. Enfin, on s’interroge aussi sur l’éventualité d’une crise de l’écologie politique en 2023 ou si la nouvelle année s’inscrira simplement dans la continuité de 2022.
Mais avant de regarder vers le futur, penchons-nous d’abord sur l’année qui vient de s’achever.
L’ESG en perte de sens en 2022
L’année 2022 a donné naissance à une entrée en force des obligations de publication d’information extra-financières dites “ESG” (environnementales, sociales et gouvernance) au sein du monde de l’investissement. Si l’on a pu se réjouir d’obtenir davantage de clarifications en la matière, certains se sont pourtant demandés si toutes ces nouvelles contraintes n’occulteraient pas finalement la nécessité des entreprises d’entrer réellement en action et de sincèrement repenser leurs modèles en profondeur. Une question d’autant plus légitime qu’un nouveau mal semble s’être développé dans les départements RSE. Celui d’un grand essoufflement, d’une perte de confiance dans leur rôle. Et si après tout, les convictions mises en avant ne servait qu’à redorer l’image d’une entreprise sans pour autant être suivi d’une véritable volonté de transformation du modèle économique à l’œuvre jusque-là?
De l’autre côté du spectre, chez les spécialistes de l’investissement ESG, un autre mal s’est révélé. Celui de la trop grande variété des données extra-financières. Contenu, qualité, prix, fréquence des mises à jour, voire accessibilité en fonction du type d’émetteurs, les comparaisons entre sociétés sont devenues si biaisées que les responsables ESG n’ont pu assister qu’impuissants aux limites décevantes de l’exploitation de ce type de données émanant de logiciels externes. Autant dire que l’urgence de connaître le but poursuivi est devenue criante.
C’est quoi un produit durable?
Tant la mise en place d’un certain nombre de règlementations en 2022 que l’enquête publiée par Le Monde ont contribué à mettre le doigt là où le bât blesse. La difficulté de la mise en place d’une stratégie dite durable repose sur le fait qu’il existe un grand nombre de façons de la mettre en œuvre. De cette diversité naît une question: qu’est-ce qu’un produit durable?
Si nous sommes d’accord sur la nécessité d’agir, de transformer, de repenser, il nous manque depuis plusieurs années la marche à suivre pour faire évoluer les choses.
Tout d’abord concernant le champ d’application: un produit durable répond-t-il à un cahier des charges sur les trois piliers E, S et G (environnement, social et gouvernance), ou s’agit-il uniquement d’un produit dit “vert” ayant pour vocation de combattre le changement climatique (au détriment peut-être du respect de normes sociales et de gouvernance)?
Ensuite, dans quelle mesure appréhender l’échelle du temps. Un produit doit-il être durable à t+ 1 jour après investissement, ou peut-il être durable à t+10ans, voire t+ 30ans?
Enfin quelle échelle géographique devons-nous retenir? Un produit dit durable doit-il apporter des solutions globales ou peut-il répondre à des exigences locales uniquement?
A toutes ces questions, on peut aussi ajouter celle de l’évaluation d’une stratégie durable. Peut-on “mesurer” la performance ESG d’une entreprise ou ses impacts positifs? Ou doit-on plutôt parler d’une “évaluation”, qui sous-entend alors une part de subjectivité, qui elle-même laisse la place à un potentiel greenwashing? Si on envisage relativement facilement de mesurer les émissions d’un polluant, il semble bien plus difficile d’évaluer des notions comme le bien-être au travail ou la bonne culture d’une entreprise.
Vous l’aurez compris, la notion de «produit durable» est donc bien loin d’être universelle. En réalité, le monde de l’ESG a été confronté à des référentiels de valeurs différant grandement d’un pays à l’autre, d’un continent à l’autre, et même d’un individu à l’autre. Un sacré défi pour celui qui tente un effort de réconciliation sans disposer des outils nécessaires.
La charrue avant les bœufs
Et c’est justement ce qu’ont dû faire les conseillers financiers et bancaires en plein cœur de l’été caniculaire 2022. Le mardi 2 août, l’Union européenne leur a en effet imposé d’interroger dorénavant chacun de leurs clients sur leur intérêt éventuel pour des placements issus de la finance durable. Les questions posées paraissaient très simples: «Souhaitez-vous placer votre épargne dans des investissements dits durables, verts ou sociaux?» Ou encore, «La durabilité est-elle un objectif d’investissement important pour vous?» Si l’épargnant répondait par l’affirmative, d’autres questions plus précises comme le taux minimum de produits durables souhaité ou le taux minimum d’alignement avec les objectifs de 2050 pouvaient être posées. Le hic dans cette affaire c’est que les critères de durabilité eux-mêmes n’avaient pas encore été clairement définis. Pis encore, aucune des données fiables de durabilité des entreprises n’avaient encore été mises à disposition des fonds d’investissement.
Voilà qui explique pourquoi les professionnels de la finance ont passé leur été, leur automne et leur hiver à tenter d’interpréter «l’esprit de la loi» et à chercher à combler l’espace laissé vide par les fameuses données manquantes. En parallèle, les sociétés de gestion ont aussi dû intégrer la version finale du cadre technique de la règlementation SFDR (Sustainable Finance Disclosure Regulation). Celle-ci impose aux professionnels d’expliquer avec précision comment sont intégrés les critères ESG au sein de leurs décisions d’investissement. De cette explication dépend la crédibilité de leur classement effectué en mars 2021 dernier de leur produit dans une des trois catégories. Les définitions règlementaires restant floues, on a pu assister à un va-et-vient incessant entre les trois catégories possibles que sont l’article 6 (absence ou quasi absence de stratégie ESG), l’article 8 (présence d’une stratégie ESG), et l’article 9 (un objectif ESG précis est poursuivi).
Que de vague, de flou et d’approximation me direz-vous. C’est vrai mais quelle science n’a pas tâtonné à ses débuts?
La bonne nouvelle c’est que nous arrivons au bout de cette période et que la dernière réglementation adoptée en Europe devrait permettre à tous d’y voir nettement plus clair.
2023 avec la boussole de la CSRD, ça change tout!
Le 10 novembre dernier, la nouvelle règlementation dite CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) a été adoptée. Ce dernier pilier règlementaire devrait selon nous être la boussole qui manquait jusque-là à la finance durable. Les informations requises par la CSRD devront en effet directement résulter d’une remise en question générale en matière de durabilité pour l’entreprise. En d’autres termes, ce nouveau pilier juridique se présente donc comme un réel outil de transformation du modèle d’entreprise. Désormais, il s’agit de redessiner les contours de notre nouvelle et future économie. Pour y parvenir, la CSRD met en place des indicateurs qui vont permettre une comparaison précise et immédiate des entreprises en se focalisant sur la notion d’impact. Une notion qui pourrait tout à fait constituer la nouvelle pierre angulaire du Pacte Vert, la pièce manquante de notre puzzle règlementaire européen.
L’apport de cette nouvelle réglementation ne s’arrête d’ailleurs pas là puisque son champ d’application se trouve largement étendu par rapport à ce que l’on a pu connaître jusque-là (la Non-Financial Reporting Directive, «NFRD», et les deux Grenelles pour la France). Toutes les entreprises comportant 250 salariés et plus, y compris les PME et les sociétés non européennes, devront procéder à cette profonde remise en question. Concrètement cela signifie que l’on passe d’un univers de 11.000 émetteurs avec son prédécesseur NFRD à plus de 50.000 avec CSRD. La nouvelle règlementation va ainsi plus loin que les deux Grenelle françaises, qui s’appliquent uniquement aux entreprises de plus de 250 salariés et affichant un bilan supérieur à 100 millions d’euros.
C’est donc une forme de révolution copernicienne qui est en marche puisqu’avec ce nouveau pilier juridique, le reporting extra-financier ne pourra plus se cantonner à un département RSE isolé n’ayant aucun impact sur le reste de l’entreprise mais devra réellement transformer les entreprises de l’intérieur. En prenant un peu de recul, on peut voir les pièces du puzzle règlementaire naturellement s’imbriquer : les sociétés d’investissement seront davantage elles aussi capables d’identifier des entreprises à impact et pourront ainsi répondre positivement à l’appel des épargnants pour des produits durables.
Avec beaucoup de positivité et un peu d’idéalisme, nous vous souhaitons une très bonne année 2023!
Par Emmanuelle Haack, responsable ESG et conformité d’Alken Asset Management
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